Il est minuit, les filles sont mi-nues, Marc est minable. La furia bat son plein. L'univers remue son chaos sidéral, une mer de confettis bigarrés. Un acid-sirtaki durera une demi-heure sans lasser.
Marc erre du bar à la piste, et retour. Les verres de Lobotomie le travaillent au corps. Il communique par télépathie avec l'infrabasse pneumatique. Joss s'y connaît pour hypnotiser les fêtards. Ce soir, il est en passe de réaliser son chef-d'œuvre, en direct et sans filet. Il mixe six platines en simultané : Zorba le Grec, techno-transe, friselis de violons, flûte des Andes, cliquetis de machines à écrire, entretiens Duras-Godard. Demain, de tout cela ne restera rien. Fab distribue des sifflets pour aggraver la situation.
La danse s'égare en une suite de syncopes et de résurrections. La danse est un évanouissement en boucle, une philosophie frénétique, une théorie de la complexité. La danse s'appelle reviens. C'est le tour de manège de chevaux numériques sur un carrousel détraqué. Un cercle s'est formé. On se tient par les épaules. Tout tourbillonne autour. Une seule chose est sûre : les filles ont plusieurs seins.
Marc ferme les yeux pour ne plus les voir et les phosphènes diaprés décuplent son tournis. Toutes ces filles nues sous leurs vêtements ! Admirables nombrils, délicieux tendons, nez mutins, nuques fragiles... Toute sa vie, la possibilité de ces jeunes flappers stretchées dans leurs petites robes noires, l'éventualité de ces créatures évaporées avec frange sur les yeux l'ont découragé de sauter dans le vide.
En général, leur prénom se termine par un « a ». Leurs cils interminables sont recourbés comme un tremplin de saut à ski. Quand vous leur demandez leur âge, elles répondent « vingt ans » comme si de rien n’était. Elles doivent se douter que leur âge est ce qu'elles ont de plus sexy. Elles n'ont jamais entendu parler de Marc Marronnier. Il va être obligé de mentir, de frôler leur main, de s'intéresser aux études de Relations Internationales, de faire le nécessaire. Elles ont grandi trop vite, ignorent encore les codes secrets. Elles vont tomber dans le panneau. Elles mordilleront distraitement leur pouce en l'écoutant citer Paul Léautaud. Un rien les épatera. Oui, Marc connaît Gabriel Matzneff et Gérard Depardieu. Oui, il est passé chez Dechavanne et Christine Bravo. Pour ces proies, il tordra le cou à tous ses principes, il oubliera le « Name-Forgetting ».
Au moment où il s'y attendra le moins, peut-être lui effleureront-elles les lèvres en le priant de les raccompagner dans leur petite chambre de bonne sans bonne. Les suivra-t-il ? Les embrassera-t-il dans le cou et le taxi ? Jouira-t-il dans la cage d'escalier et son pantalon ? Un poster de Lenny Kravitz sera-t-il punaisé au-dessus du lit ? Combien de fois feront-ils l'amour ? Finiront-elles par s'endormir, nom de Dieu ? Découvrant le dernier Alexandre Jardin sur leur table de chevet, Marc se retiendra-t-il de fuir à toutes jambes ?
Il rouvre les yeux. Ondine Quinsac, la célèbre photographe, s'ennuie au Champagne avec plusieurs play-boys qu'elle rabroue tendrement. Des demi-mondaines retapées jouent les hermaphrodites, sans doute afin de rester demi-quelque chose. Henry Chinaski met la main aux fesses de Gustav von Aschenbach qui ne proteste pas. Jean-Baptiste Grenouille respire les aisselles d’Audrey Horne. Antoine Doinel boit au goulot le mezcal du consul Geoffrey Firmin, délinquant sénile de service. Et les Hardissons jouent au rugby avec leur bébé.
On s'enivre de cocktails latino-américains et de calembours germano-pratins : il faut de tout pour défaire un monde.
Brusquement, les lumières se tamisent et un vieil air flemmarde au-dessus de cette faune interlope : « Summertime », par Ella et Louis. Joss annonce le quart d'heure américain au micro. Marc profite de l’occasion pour aborder Ondine Quinsac :
— C'est le quart d'heure américain, donc je vous invite à m'inviter à danser.
La photographe est cernée de partout : par de jeunes barbons et sous ses yeux bistrés. Elle le toise des pieds à la tête.
— J'accepte, à cause de « Summertime », ma chanson préférée. Et puis... vous ressemblez un peu à William Hurt, en plus moche.
Elle l'enlace et fredonne les paroles d'une voix rauque en le regardant droit dans les yeux.
— Oooh your daddy's rich and your ma is good-looking/ So hush little baby don't you cry...
D'aussi près, Marc peut lire dans ses pensées. Elle a trente-sept ans, pas d'enfants, fait un régime depuis six mois, n'arrive pas à arrêter de fumer (d'où son accent grave), est allergique au soleil, met trop de fond de teint ainsi qu'une pommade anti-cernes inefficace. Sa stérilité la rend dépressive et sa dépression la rend attendrissante.
— Donc, reprend-il, je suis en train de danser un slow avec la photographe à la mode. Vous ne voudriez pas m'engager comme top-model ?
— Ah non, vous êtes trop malingre. Il faut faire un peu d'exercice et repasser me voir plus tard. D'ailleurs je sens que la mode ne doit pas être votre truc. Vous avez l'air si sain, si normal...
— Si hétéro... si banal... Non mais allez-y, continuez à m'insulter !
Avons-nous signalé le rire tonitruant de Marc, qui éclate bruyamment à chacune de ses propres blagues, incontrôlable, magnifique, horripilant ? Non. Voilà qui est fait. Tiens, Joss a changé de disque.
— Tiens, Joss a changé de disque, dit Ondine. Encore un slow. C'est Elton John ?
— Oui : « Candle in the wind », un hymne à Marilyn Monroe et aux photophores hollywoodiens. Suis-je réinvité à danser ?
Ondine approuve :
— Je suppose que je n'ai pas le choix.
— C'est exact : si vous aviez refusé, j'aurais écrit dans tous les journaux que vous étiez lesbienne.
Les femmes de quarante ans excitent Marc. Elles ont tout : l'expérience et l'enthousiasme. Mères maquerelles et pucelles effarouchées, à la fois. Elles croient que c'est une chance de devoir tout vous apprendre !
— Vous êtes un ami de Joss Dumoulin ?
— À une époque, on a pas mal trinqué ensemble, ça crée des liens. Ça s'est terminé à Tokyo, il y a cinq ans.
— J'aimerais faire son portrait. Je prépare en ce moment une exposition de portraits de célébrités suspendues à une poulie, avec du lait concentré sur les joues. Vous pourriez lui en parler ?
— Je pense que cette excellente initiative ne pourra que l'intéresser. Mais pourquoi faites-vous ça ?
— L'expo ? Oh, c'est pour montrer le rapport étroit qu'il y a entre la photographie, la sexualité et la mort. Enfin, je résume un peu, mais c'est l'idée.
Marc note sur un Post-It : « La démonstration de l'axiome des Trois Pourquoi ne nécessite parfois qu'un seul "pourquoi", quand le sujet d'expérimentation présente un visage hâve, un caractère taciturne, et une robe de tulle. »
Le quart d'heure américain va s'achever. Fab danse le slow, pris en sandwich entre Irène de Kazatchok et Loulou Zibeline. Clio s'est réveillée pour inviter à danser William K. Tarsis III, un héritier oisif à voix de castrat, et se rendormir sur son épaule. Sa lèvre inférieure tremble dans les spots jaunes. Ari, un copain de Marc (concepteur de jeux vidéo chez Sega), vient le déranger :
— Méfie-toi d'Ondine, c'est une nympho ultraviolente !
— Je le sais, sinon pourquoi crois-tu que je l'aurais invitée à danser ?
— Ah non, je ne vous permets pas ! proteste la photographe. C'est moi qui vous ai invité à danser, et pas le contraire.
Ari ressemble à un Luis Mariano qui serait né dans le Bronx. Il continue de danser près d'eux. Dès que Joss annonce la fin du quart d'heure américain, il se jette sur Ondine.
— Allez, à mon tour maintenant ! Interdit de refuser !
Marc n'est pas assez possessif et bien trop lâche pour rouspéter. Et la photographe garde un visage lisse, sans expression, aux yeux inhabités. Si jamais elle joue la comédie, elle mérite l'oscar de la Meilleure Indifférence.
— It was nice to meet you, laisse tomber Marc en les quittant sans se retourner.
Ari et Ondine l'ont sans doute déjà oublié. Dans les fêtes, rien n'a le droit de durer plus de cinq minutes : ni les conversations, ni les êtres. Sinon, on risque pire que la mort : l'ennui.
Tout d'un coup, Clio disjoncte complètement. Il doit rester un peu d'Euphoria dans ses veines. Imaginez Claire Chazal en robe de latex dans un remake de l'Exorciste et vous aurez un aperçu de la scène. On s'attroupe autour d'elle. Elle crie « I love you » en serrant des flûtes à Champagne jusqu'à l'explosion du cristal. Du coup, ses mains bouillonnent de sang et de bris de verre. Ses paumes sont perdues à jamais pour la chiromancie.
— ALOOONE ! SEULE ! SEUUULE !
En voyant la tête de Joss, puis celle de son amie l'attachée de presse moderne à son côté, Marc comprend que Clio a dû surprendre ces deux-là dans la cabine du disc-jockey en train de choisir le prochain disque, à quatre pattes, ou quelque chose d'approchant. Il lance à Clio :
— Dumoulino en a plein les naseaux ! Tu t'es fait larguer ? Eh bien moi, je suis les dix de retrouvés ! Quand est-ce qu'on baise ?
— Non merci, j'ai arrêté, renifle Clio.
Il saisit alors une bouteille de Jack Daniels et la lui vide sur les mains pour la désinfection (Marc n'a manqué son brevet de secouriste que de très peu). Les cris de Clio couvrent la sono de 10 000 watts pendant au moins douze secondes. Ses yeux sont si exorbités qu'elle ressemble à un morphing. Elle énumère une liste d'insultes anglaises à peu près exhaustive, puis sèche ses larmes. Les badauds se dispersent, et c'est ainsi que Marc entraîne Clio dans son sillage pour la deuxième fois, toujours par son joli poignet nu et ensanglanté.
Musique : « Sweet harmony » des Beloved.
Let's come together Jouissons ensemble
Right now Tout de suite
Oh yeah Oh oui
In sweet harmony En douce harmonie
Let's come together Jouissons ensemble
Right now Tout de suite
Oh yeah Oh oui
In sweet harmony En douce harmonie
Let's come together Jouissons ensemble
Right now Tout de suite
Oh yeah Oh oui
In sweet harmony En douce harmonie
Let's come together Jouissons ensemble
Right now Tout de suite
Oh yeah Oh oui
In sweet harmony En douce harmonie
Tout un programme.
Ils s'assoient sur une banquette, la main de Clio sous un rai de lumière, et Marc entreprend d'en retirer un à un les morceaux de verre pilé.
— Marc, j'ai soif, gémit la mannequin intoxiquée, entre deux plaintes.
— Ah non ! Fini les caprices !
— Je peux boire dans ton verre ?
Elle lorgne sur sa Lobotomie on the rocks.
— Are you crazy ? Je n'ose même pas imaginer ce qui se passerait si tu mélangeais ça avec... (Marc se ravise : il se souvient qu'il l'a droguée tout à l'heure à son insu.) Enfin, bon... Puisque tu insistes, je vais te chercher un verre d'eau...
Et il se lève en pestant tout bas contre les progrès de la pharmacopée.
Ondine Quinsac est allongée sur le bar, sa robe de tulle retroussée. Ari l'a recouverte de crème Chantilly et la pourlèche avec d'autres amis serviables, ce qui retarde le service du barman. C'est pourquoi Marc met un bon quart d'heure à obtenir son verre d'eau et le rouleau de gaze dont la jeune modèle a besoin, de toute urgence.
Lorsqu'il revient à sa banquette en s'essuyant les babines, Clio termine juste le verre de Lobotomie, lui sourit, puis s'endort en chantant. Consternation. Marc soupire et lui enroule les mains dans le pansement, en buvant le verre d'eau. Il ne sait plus grand-chose. Il ne croit plus en rien – et même ça, il n'en est pas certain. Il devrait lui parler mais il ferme sa gueule. Or qui ne dit mot se sent con.
La photographe à la crème Chantilly se fait à présent posséder collectivement. Un type devant, un autre dessous, Ari derrière. Cette technique porte un nom : le taylorisme.
(Si Marc ne réagit pas très vite, Clio va mourir d'overdose sur ses genoux : le mélange alcool-ecstasy à haute dose peut emballer le rythme cardiaque.)
Sentant monter l'inspiration, il sort son bloc de Post-It et rédige une strophe de décasyllabes :
Elle s'évertue à perdre
sa vertu
Depuis le début elle est éperdue
Elle est tellement nue qu'elle en éternue
Depuis le début elle était perdue.
(Clio écume sur la banquette, les yeux révulsés, le visage anémique.)
Marc est satisfait de ce quatrain. Soulignons au passage l'homonymie parfaite des vers 2 et 4.
(Le cœur de Clio bat à tout rompre.)
Récapitulons. Le bilan de Marc n'est pas reluisant. Une vieille journaliste l'a collé pendant le dîner et son autre voisine de table sort maintenant avec Fab. Il s'est dégonflé devant une mignonne attachée de presse qui n'attendait que lui : elle se pavane à présent avec le disc-jockey-star. Quant à la quadragénaire dépressive avec qui il a dansé deux slows, la moitié de la party est en train de se la farcir sur le bar.
(Les dents de Clio grincent, une mousse blanchâtre ourle la commissure de ses lèvres.)
La seule nana qui reste avec Marc, cette pauvre Clio, est défoncée au dernier degré.
(Les jambes de Clio souffrent de crampes abominables qu'elle ne sent même plus dans sa tétanie.)
D'ailleurs, la Clio en question, Joss vient de la laisser tomber comme une vieille chaussette.
(La température de Clio oscille entre 36 et 43 degrés centigrades.)
La vérité, la voilà : la seule nana que Marc pourrait se taper est camée jusqu'à l'os et en plus, pas question de se taper les restes d'un copain.
(Le corps de Clio est parcouru de sueurs algides.)
Vraiment, Marc, tu n'assures pas des masses.
(Les entrailles de Clio se tordent comme une chaussette essorée par la mère Denis.)
Quelle idée, aussi, cette phrase nulle : « Mademoiselle, est-ce que je peux vous offrir une limonade ? » Marronnier, tu es ballot.
(L'électro-encéphalogramme de Clio s'approche du rectiligne.)
Et puis merde, elle pèse une tonne, cette Clio !
(Le pouls de Clio cesse de battre. C'est fini : mort clinique.)
Marc regarde sa robe de latex, son dos blanc, son visage émacié... Elle a une expression bizarre... Il y a un mot pour ça, un mot très fin de siècle : elle a une expression torse. Avec ses mains bandées, son estomac rempli d'acide et d'alcool, elle dégage un charme faisandé. Ses longs cheveux s'étalent sur la banquette. On dirait une déesse décadente. Même son torse est tors ! Marc a pitié d'elle. Il se penche pour l'embrasser, mais, comme elle est allongée sur ses genoux, son corps appuie sur le ventre de Marc chaque fois qu'il se penche sur elle. Du coup, lorsqu'il l'embrasse, il expire en même temps de l'air dans les poumons de Clio, qui finit par ressusciter, à force.
Dans le centre du monde (le club privé LES CHIOTTES, à Paris, vers la fin du deuxième millénaire après J.-C, peu avant une heure AM), un jeune godelureau vient de sauver la vie d'une demoiselle engourdie. Personne ne s'en est rendu compte, pas même eux. Peut-être bien que Dieu n'était pas encore couché, à cette heure-là.